Quand tu ouvres les yeux, c’est l’absence d’elle que ton bras touche. Tu écoutes. Tu pourrais presque croire que tu es seul. Mais un léger murmure d’eau dément ta croyance. D’un long mouvement tu t’étires. Les couvertures se retrouvent aux pieds du lit. Tu laisses la lumière du matin baigner ton corps.
Tu repenses à hier. À elle. Tu la revois. Quitter l’atelier, prendre un livre, le feuilleter, lever la tête, regarder au loin, à travers les murs, à travers le temps, puis retourner, peu après, dans son atelier, y retrouver ses notes, ses cahiers, ses esquisses, éparpillées au sol. Depuis le début de la matinée elle tournait autour de quelque chose d’insaisissable. Quand tu lui as proposé une balade, elle était assise devant la grande fenêtre. Elle semblait puiser dans l’ouverture du paysage quelque chose d’invisible. Elle t’a dit préférer rester ici. Son regard était ailleurs, comme tourné vers l’intérieur.
Alors tu es sorti. Tu as d’abord marché le long du canal. Les feuilles commençaient à ouvrir leurs ailes. La brise était tiède. Tiède comme le soleil. Les gens avaient sorti leur bicyclette et leurs patins à roulettes. Tu as marché longtemps jusqu’à ce que les plages de sables bordent tes pas. Le fleuve ouvrait l’horizon devant toi. Tu t’es arrêté. Tu es entré dans un café. Un café construit de fenêtres où se reflétait l’humeur du temps. La musique y jouait comme extrait d’un gramophone. Tu t’es assis à une table, haute, face à l’affluent. De la table, tu voyais les gens marcher sur la grève. S’arrêter pour regarder le même horizon que toi. Plusieurs, comme toi, venaient ici. Prenaient un café, puis repartaient. Mais, aussitôt qu’ils entraient, leur agitation se calmait. Leurs voix se faisaient plus basses. On pouvait entendre à nouveau le grattement de l’aiguille sur les disques de vinyle. Lorsqu’ils repartaient, ils ramenaient un peu de cet instant avec eux, de ce silence. Quelque chose de cet endroit t’a toujours donné le sentiment de te déposer sur l’heure. Comme ces cartes, en noir et blanc, qui couvrent le mur derrière le comptoir. Tant de moments captés, arrêtés. Tu as feint de lire le journal. Tu préférais contempler le mouvement circulaire des goélands surplombant le fleuve. Tu as pensé à elle. Te demandant ce qu’elle cherchait dans le paysage. Probablement la même chose que toi. Lorsque tu as vu le soleil apparaitre dans un coin du cadrage, tu t’es levé. Tu as payé et tu es sorti. Tu as pris ton temps pour retourner chez toi. Les maisons commençaient à allumer leurs lumières.
Sur la longue table de la cuisine, des livres ouverts sur des images. Tu les as regardées. Attentivement. Il y avait des magazines et des livres d’arts. Mais aussi des livres avec des photographies de lieux. Tu as essayé de tisser un lien entre toutes ces images. Elles t’étaient totalement différentes l’une de l’autre. Aurait-ce été la couleur, le sujet, les compositions, l’ambiance? Tu n’aurais su le dire. Tu as laissé les livres à leur place. Tu as glissé un disque de Bach dans la stéréo et tu as préparé le souper. La lumière de l’atelier se cognait au mur en traversant le couloir. Tu as mangé seul. Puis, tu as lu. Jusqu’au sommeil. Tu étais endormi quand elle est venue te rejoindre. Elle s’est blottie contre toi. Son corps était chaud. Doux. Tu sentais son sourire contre ton épaule.
Le bruissement de l’eau a cessé. Tu te lèves. Sur la table de la cuisine, ce sont les mêmes livres de la veille que tu retrouves. Empilés. Les uns sur les autres. Une lumière matinale les enveloppe. À côté, les pinceaux sèchent sur un linge de coton brut. Ton amie est au salon. Elle lit. Lève les yeux lorsque tu t’approches. C’est ce même sourire qui t’accueille ce matin que celui qui t’a bercé dans tes rêves. Tu décèles, dans son regard, une clarté. Quelque chose s’est définit. Elle se lève, te prends la main. Te glisse un bonjour frais dans le cou. Jus d’orange?, qu’elle te demande, en ouvrant la porte du frigo. Et toi, café?, lui réponds-tu. Elle sort le lait, quatre oranges. Et tandis qu’elle presse les agrumes tu moues les grains de café.